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Cluster 14 | E.R.S.T.U.

Enjeux et Représentations de la Science, de la Technologie et de leurs Usages.

La mathématisation comme problème

Opération de recherche

Responsable(s) : Sophie Roux

Projet achevé.

1. Contexte.

Une des caractérisations les plus communes de la Révolution scientifique du xviie siècle consiste à dire qu’elle a initié un processus de mathématisation de la physique ; ceux qui poursuivent plus avant ce panorama historique nous disent que cette mathématisation a ultérieurement été étendue, avec plus ou moins de succès, à la physique toute entière, aux autres sciences de la nature (chimie et biologie au sens large), aux sciences de l’homme et de la société. Ainsi, l’histoire et la philosophie des sciences sont dominées par l’idée que les mathématiques constituent le modèle par excellence de la science et, corrélativement, qu’une science n’atteint son seuil de scientificité qu’à partir d’un certain degré de mathématisation. Cette idée se retrouve naturellement au niveau des représentations idéologiques de la science : les revendications disciplinaires se disent bien souvent en termes de mathématisation.

La mathématisation constituant ainsi un critère épistémologique et social de scientificité, on pourrait s’attendre à ce que les problèmes qu’elle pose aient été étudiés. Mais, paradoxalement, ce n’est pas le cas : il y a peu de travaux de philosophie des sciences et d’histoire des sciences qui font de la mathématisation un problème qu’il faudrait étudier. Du côté de la tradition de philosophie des sciences issue du cercle de Vienne, le problème central en philosophie de la physique a été d’élucider le statut des énoncés expérimentaux de base ; pour la philosophie des mathématiques, son programme de recherche a été déterminé par la question qu’avait posée Frege à la fin du xixe siècle quant aux fondements logiques des mathématiques : peut-on dériver l’arithmétique de la logique, et, si on ne le peut pas, comment justifier les propositions de l’arithmétique ? Sans nier l’intérêt des distinctions que ce programme de recherches a permises, il est clair qu’il se situe en amont du problème de la mathématisation, qu’il est historiquement daté, et que, si des logiciens comme Frege et Russell étaient aussi des mathématiciens, la communauté actuelle de philosophie des mathématiques semble coupée des mathématiques « telles qu’elles se font ». Du côté maintenant de l’histoire des sciences, on trouve indubitablement plus d’intérêt pour les mathématiques « telles qu’elles se font » - ou, du moins telles qu’elles se sont faites - et on dispose d’études de cas précises et bien documentées sur la mathématisation de tel ou tel phénomène, par tel ou tel auteur, à telle ou telle période, dans tel ou tel contexte. Ces études de cas peuvent cependant faire naître un sentiment de frustration en raison de leur parti pris descriptif, de la tendance qu’elles ont à mettre en valeur les singularités plutôt qu’à chercher des universels, bref, par leur refus de formuler ce qu’on doit bien appeler une théorie.

Étant donné cet état de choses, il semble important de ne pas lâcher le bout empirique, qui constitue le point fort des historiens, tout en posant des questions douées d’une certaine généralité, comme avaient l’habitude de le faire les philosophes - autrement dit encore, d’avoir des études de cas en tête lorsqu’on pose le problème de la mathématisation. Mais en quoi la mathématisation peut-elle être dite constituer un problème ? Il ne s’agit évidemment pas de jouer, contre la mathématisation, le qualitatif, l’intuitif, l’inexact, le global, l’irréductible de quelque ordre qu’il soit. Il n’y a en fait pas de fumée sans feu : il est indéniable que certaines sciences se sont constituées en élaborant des concepts susceptibles d’être mathématisés et qu’aujourd’hui une avancée scientifique finit presque toujours par une mathématisation. En fait, l’objectif du projet est, encore une fois en se lestant d’études de cas historiques, de :
- A| Proposer une classification des différentes espèces de la mathématisation
- B| Montrer que la question de la « déraisonnable efficacité des mathématiques » repose sur une mauvaise conception du rapport entre l’empirique et le formel
- C| Examiner les arguments mobilisés contre la mathématisation

2. Description et méthodologie.

Comme on vient de le dire, le problème de la mathématisation sera abordé de trois manières : on proposera une classification des différentes espèces de la mathématisation, on montrera quelle est la conception du rapport entre l’empirique et le formel que suppose la question de la « déraisonnable efficacité des mathématiques », on examinera les arguments mobilisés contre la mathématisation.

A. Les espèces de la mathématisation

Spontanément, on entend par « mathématisation » l’application de concepts, d’opérations et de méthodes élaborés en mathématiques aux objets d’une autre discipline. Mais, cela, ce n’est pas une définition satisfaisante de ce qu’est la mathématisation, puisqu’elle dépend de la détermination qu’on aura préalablement donnée des mathématiques. Or, le plus souvent, on se contente d’une détermination empirique et historiquement située des mathématiques : sont dites « mathématiques » les activités de ceux qu’on appelle mathématiciens. Descartes pouvait encore tenter de donner une définition unitaire des mathématiques comme science de l’ordre et de la mesure, mais il y a maintenant longtemps que les mathématiques ne se réduisent plus à la géométrie et à l’arithmétique des Anciens, aux sciences mixtes aristotéliciennes ou à l’algèbre des Modernes : les activités des mathématiciens se sont diversifiées au point qu’il semble devenu impossible de dire où elles commencent et où elles finissent, sinon, encore une fois, par le constat empirique qu’il y a des savants répertoriés comme « mathématiciens », travaillant dans des laboratoires et publiant dans des revues dites « de mathématiques ».

Dans ces conditions, on peut craindre d’être condamné au dilemme suivant :
- ou bien donner une définition a priori des mathématiques, en tirer quantité de choses intéressantes, mais ne pas se soucier de savoir si cette définition et ses conséquences sont recevables par les mathématiciens,
- ou bien renoncer à toute clarification concernant l’idée de sa mathématisation et ses différentes formes, se contenter de décrire l’émergence historique de différentes espèces de mathématisation, sans s’interroger sur leurs rapports.

Nous pensons qu’il existe un troisième voie entre l’idéal d’une définition essentielle (lequel échoue presque toujours à retrouver l’empirie) et l’empirisme (qui égrène les constats factuels sans parvenir à quelque théorie que ce soit). Cette troisième voie consiste à distinguer différentes formes de mathématisation à partir d’un examen de ce qu’on entend par « mathématique ». Comme toutes les sciences, les mathématiques peuvent en effet être caractérisées d’une part selon leur contenu ou leur domaine d’objets, d’autre part selon leur forme, leur méthode ou très généralement leurs procédures. Il semble de surcroît qu’on ne puisse parler des mathématiques en général sans introduire des distinctions historiques fortes, les mathématiques et leur conception ayant radicalement changé entre le xixe et le xxe siècle.

Sans entrer ici dans le détail de l’argumentation, sans préciser ce qu’on entend par chaque terme et sans examiner les conséquences de la classification que nous proposons, cette troisième voie conduit à distinguer quatre formes de mathématisation :
— i) quantification
— ii) axiomatisation et formalisation
— iii) mathématisation à proprement parler
— iv) modélisation

Il s’agit ici d’éprouver la solidité et la pertinence de cette distinction, comme on l’a déjà souligné, à la fois par l’examen de sa cohérence intrinsèque et par sa confrontation à des études de cas historiques de mathématisations effectives. On notera à ce propos que les mathématisations déficientes ou ratées ne sont pas moins intéressantes épistémologiquement que les mathématisations réussies, et on leur portera une attention particulière.

B. Le rapport de l’empirique et du formel et la question de la « déraisonnable efficacité des mathématiques »

Jusqu’au xviie siècle, les mathématiques, ce sont paradigmatiquement la géométrie et l’arithmétique, parfaitement conformes à des intuitions communes : on ne connaît pas nécessairement le théorème de Pythagore, mais, une fois qu’on le connaît, il ne contredit aucune des intuitions communes que nous formons à partir de notre expérience des choses du monde. Dès lors, le problème de l’adéquation des mathématiques et de la physique n’avait aucune raison de se poser, du moins dans sa radicalité, tout simplement parce qu’il y a une certaine adéquation entre les objets mathématiques et les intuitions du sens commun. Tout semble changer à partir du xixe siècle. D’une part, les géométries non-euclidiennes, et surtout les nombres complexes, alors omniprésents en mathématiques, n’ont pas de correspondant immédiat dans le monde ou dans nos intuitions ; ils apparaissent comme dénués de rapport direct avec nos intuitions - et pourtant, ils s’appliquent aux choses du monde. D’autre part, la formalisation des mathématiques qui se systématise à la fin du xixe siècle montre que les principes d’un système axiomatisé sont arbitraires, en ce sens qu’ils ne sont pas intrinsèquement privilégiés, comme l’étaient par exemple les notions communes des anciens ; les conditions qui déterminent le choix de ces principes plutôt que d’autres leur sont pour ainsi dire extérieures : ils ne peuvent pas être incompatibles entre eux, ils ne doivent pas être multipliés sans nécessité. Dans ces conditions, i.e. étant donné à la fois le caractère non-intuitif de certains nouveaux objets mathématiques et la mise en place de leur formalisation, l’idée devient commune que le mathématicien crée des mondes par un acte de liberté, qu’il sélectionne selon son bon plaisir les axiomes et les définitions qui seront ensuite comme les briques et les règles de construction d’un édifice. Encore est-ce trop dire : dans la version triviale du formalisme, les mathématiques consistent en une manipulation aveugle de symboles non-interprétés : selon l’aphorisme de Russell, les mathématiciens ne savent pas ce dont ils parlent et ne se soucient pas de savoir si ce qu’ils disent est vrai. Mais, s’il en est ainsi des mathématiques, deux nouveaux problèmes se posent, ou si l’on préfère, deux anciens problèmes se posent avec une acuité jusqu’alors non rencontrée :
- si les mathématiques sont librement construites, il devient difficile de soutenir que les objets mathématiques sont des idéalités. Or l’épistémologie spontanée des mathématiciens consiste à soutenir une position de ce genre. Il est possible que les épistémologies spontanées des savants ne soient pas les meilleures, mais on ne peut pas ne pas en tenir compte dans la mesure où ils ont tout de même une connaissance assez directe des objets dont ils s’occupent. Deux options sont dès lors possibles : ou bien expliquer l’illusion des mathématiciens qui croient avoir à faire à des idéalités ; ou bien réformer la notion d’idéalité, de manière à ce qu’elle soit conciliable avec la nouvelle conception qu’on se fait désormais des mathématiques.
- si les mathématiques sont librement construites, leur application au réel devient un mystère, une énigme, un miracle. Pour reprendre une comparaison de Wigner, nous sommes dans la situation d’un homme qui, ayant à sa disposition un trousseau de clefs, se trouverait devant une succession de portes, et qui, devant chaque nouvelle porte, tomberait du premier coup sur la bonne clef. Les options sont ici les suivantes : ou bien en rester à la déclaration mystique qu’il y a dans l’adéquation entre les mathématiques et le réel un miracle, ou bien chercher à élaborer une autre conception des rapports entre le matériel et le formel, entre les structures de l’expérience et les structures des mathématiques.

Dans le cas de l’un et de l’autre problème, notre projet pense qu’il convient de privilégier la seconde option, autrement dit de penser qu’il faut, en premier lieu, réformer la notion d’idéalité, de manière ce qu’elle soit conciliable avec la nouvelle conception qu’on se fait par ailleurs des mathématiques, en second lieu, chercher à élaborer une conception plus satisfaisante des rapports entre le matériel et le formel que celle qui prévaut actuellement dans la vulgate épistémologique. Qu’on défende une version inductiviste ou hypothético-déductiviste du processus scientifique en effet, une séparation forte entre mathématiques et expérience semble instituée, dont il est ensuite difficile de sortir : les mathématiques et l’expérience prennent le relais l’une de l’autre, mais ne s’informent pas mutuellement. Notre hypothèse serait ici bien plutôt qu’il y a une structure expérimentale des mathématiques, et des structures formelles implicites à l’œuvre dans nos expériences.

On ne saurait cependant trop y insister dans une présentation simplifiée comme celle que nous faisons ici. Cette hypothèse n’est pas faite pour le plaisir de l’abstraction, elle résulte d’une exploration d’études de cas historiques concrets et devra être confrontée à de nouvelles études de cas.

C. Examen conceptuel des arguments mobilisés contre la mathématisation

Il est rare que, dans les discours que les scientifiques tiennent sur leurs propres pratiques aussi bien que dans les discours tenus sur les sciences, la mathématisation soit un objet axiologiquement neutre. Les effets épistémiques du processus de mathématisation sont décrits en termes de bénéfices ou de pertes, tantôt panacée universelle de l’intellect garantissant la rigueur, l’exactitude et la précision, tantôt manifestation d’un formalisme abstrait manquant les choses mêmes ou la spécificité d’un domaine d’objets. Il faut donc faire l’histoire de ces discours axiologiques dans les différentes disciplines, évaluer les arguments avancés pour ou contre la mathématisation, revenir enfin aux principes qui opèrent dans ces discours axiologiques.

Galilée bataillait contre les aristotéliciens de son temps soutenant que les mathématiques ne valent que dans l’abstrait, Cournot et Walras eurent maille à partir avec des économistes hostiles à la mathématisation de leur discipline, la loi de Fechner fut accusée de confondre l’effet et la cause, l’appréhension quantitative et le vécu qualitatif, aujourd’hui encore les sciences du langage ou de la société se voient opposer l’idée toujours récurrente que les phénomènes humains sont irréductibles. Il ne s’agira pas évidemment de donner raison a priori aux partisans de la mathématisation ou à ses adversaires : savoir qui a raison est ici une question de fait. Lorsqu’on mathématise un phénomène qu’on avait jusqu’alors déclaré résistant à la mathématisation, les arguments contre cette mathématisation tombent d’eux-mêmes, et, inversement, tant que le phénomène n’est pas mathématisé, argumenter pour sa mathématisation, ce n’est pas, en fait, réussir à le mathématiser. Il s’agira bien plutôt de cartographier ces controverses, de manière à, d’une part, identifier les récurrences d’une discipline à une autre, les constances d’une époque à une autre, d’autre part, déterminer les principes auxquels renvoient ces arguments.

Donnons deux exemples. Parmi les arguments très souvent avancés contre la mathématisation, il semble y avoir l’idée que celle-ci engage une ontologie physicaliste et que cette ontologie conduit à ignorer la spécificité (des phénomènes biologiques, humains, linguistiques, etc.). Le problème est alors de déterminer si la mathématisation peut être ontologiquement neutre ou bien si elle engage nécessairement une ontologie, et le cas échéant, quelle espèce d’ontologie. Inversement, parmi les arguments avancés en faveur d’une extension indéfinie de la mathématisation, il arrive qu’on remarque que la différence entre qualitatif et quantitatif est une différence non pas entre les propriétés des choses, mais entre les propriétés du langage employé. Le problème est alors d’examiner ce qu’implique l’idée que les mathématiques sont un « langage », d’autant que cette idée intervient souvent indirectement, ainsi lorsqu’on entend « expliquer » le sens d’une formule physique dans le langage courant, ou lorsqu’on dit que tel ou tel concept peut donner lieu à une « traduction » mathématique.

3. Modalités.

Le projet « La mathématisation comme problème » a pour moteur un groupe d’historiens des sciences, d’épistémologues et de spécialistes de différentes disciplines, ayant déjà eu l’occasion de travailler ensemble et venant de toutes les universités de Grenoble et de Lyon. A ce groupe se sont rapidement adjoints des collègues travaillant en France ou à l’étranger sur des questions similaires, de sorte que le projet a très rapidement acquis une dimension nationale et internationale incontestable (pour plus de précision, voir les fiches des chercheurs impliqués dans ce projet). De manière à assurer la continuité du travail et les échanges, le groupe de travail se réunit depuis janvier 2006 à l’occasion d’un séminaire mensuel et de journées d’études (voir le programme en annexe finale, D-). Le travail effectué lors de ces séminaires est d’une grande qualité, puisque les exposés qui y sont présentés et les textes primaires qui y sont commentés sont, une dizaine de jours avant le séminaire, mis sur le site du cluster 14 : l’engagement des participants dans ce projet et l’exploitation des possibilités électroniques permet la mise en œuvre d’un travail réellement collectif sur la longue durée.

Lorsque ce travail aura débouché sur de premiers résultats, c’est-à-dire vraisemblablement à l’automne 2007, nous organiserons deux espèces de manifestations :
- d’une part un colloque d’une haute visibilité internationale (on notera que, pour des raisons pratiques évidentes, nous n’avons pas fait appel à des collègues d’outre-Atlantique pour le travail mensuel qui est jusqu’à présent le nôtre),
- d’autre part des journées de travail permettant de finaliser les ouvrages collectifs prévus de manière à ce qu’il s’agisse d’ouvrages ayant une cohérence manifeste (les ouvrages collectifs dans les sciences humaines étant le plus souvent en France des recueils d’articles disparates et non pas oragnisés et retravaillés à partir d’une problématique commune).

4. Résultats

En première approximation, nous réaliserons au moins trois volumes :
- 1| un recueil de textes canoniques présentant des thèses sur ce qu’est la mathématisation ou ce qu’elle vaut, chacun de ces textes étant dûment introduit,
- 2| un recueil d’études présentant des mathématisations dans divers domaines et à diverses époques,
- 3| les actes d’un colloque international. Selon la masse des textes recueillis, nous compléterons ces volumes par des publications électroniques, le support électronique permettant une plus grande souplesse quant à la longueur des textes, mais surtout une circulation plus facile d’un document à un autre.