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Cluster 14 | E.R.S.T.U.

Enjeux et Représentations de la Science, de la Technologie et de leurs Usages.

La démocratie cognitive. Engagement, passion et inventivité dans les curiosités profanes.

Opération

Responsable(s) : Florian Charvolin

Documents et archives

L’histoire comme la sociologie des sciences ont longtemps tenu à l’écart les pratiques amateurs, les passionnés, les clubs, les associations qui s’emparent d’une question, d’un objet, par passion. Plus largement, l’intérêt du public pour la science ne rentrait pas en ligne de compte pour comprendre la relation entre science et société, dans sa version internaliste. La science avançait pour la science et il ne fallait chercher au dehors la base des révolutions scientifiques.

La sociologie des science (ANT) a ouvert la boite de Pandore, en exigeant une enquête interne qui révèle des liens constitutifs avec l’extérieur. Les scientifiques tout autant que leurs sujets/objets ne sont pas sans corps, sans présences, sans rapports de force. Il s’agit de faire rentrer le jeu constructiviste sociopolitique dans le laboratoire, pour l’investigation, voire pour l’ontologisation des faits de science.

Très bien, les faits scientifiques sont construits, comme autant d’accomplissement des réseaux sociotechniques et de représentations des êtres de nature. Pour autant, la société comme entrepreneur collectif de connaissance reste encore à la porte. Des travaux plus récents et plus ouverts sur la diversité des mondes à connaître et ayant à connaître, apportent des éléments nouveaux. L’enquête se porte sur les situations où on s’engage dans le connaître parce qu’on a à connaître, par proximité avec une question, un environnement, une peur, une menace. Aussi parce que la « vulgarisation » des données, des théories, met à la portée de main la démocratie par égalisation des accès aux données (par exemple par les média, mais d’une manière renouvelée par Internet sur lequel de grandes institutions de savoirs mettent leurs données de base). De nombreux travaux mettent en valeur et documentent l’émergence de nouveaux gestes de connaissance, venant de la part des acteurs engagés dans des situations pratiques, par exemple d’accompagnement des personnes, de représentations de territoires, des risques, des pratiques de vigilance. Le public devient amateur/acteur de connaissance voire de science, il développe une curiosité profane active qui prend une dimension publique qui dépasse la seule expression d’intérêt. L’enjeu du programme est de prendre la mesure de cette mobilisation profane dans la soif de connaître, tant du côté des modalités de l’engagement, sur les raisons de la mise en passion (le pâtir mais aussi le plaisir), que des enjeux de socialisation et de politisation qui y sont attachés. Même si l’entrée par le biais des pratiques profanes sera privilégiée, il ne sera pas négligé d’établir des ponts avec ce qui se passe du côté des sciences de laboratoire. D’autant plus qu’un des attendus du programme, est bien de montrer que les modes de formalisation du savoir dans ces lieux socialisés de la connaissance sont en phase avec des évolutions épistémologiques voire politiques dans l’enceinte des savoirs académiques.

Différentes approches seront menées lors du développement du programme de recherche, en sachant qu’elles entretiennent des liaisons entre elles :

Les régimes d’engagement

Il s’agira ici de répertorier et de détailler à la fois les modalités et les raisons de l’envie de connaître. Que ce soit par passion, par précaution, par relation de proximité, par aspiration narrative, par socialibilité, par mode d’être du/au travail qui exige un savoir faire, autant de variations sur des savoirs par accointance, c’est-à-dire qui délimite un savoir avec, par familiarité, mais aussi un savoir engagé, qui engage, qui solidarise, qui a un lien avec l’utilité. C’est au sens fort, les déclinaisons de l’avoir à connaître. Il sera considéré alors avec intérêt que ces modalités de l’engagement dans l’enquête et dans l’interprétation des situations en cause ne sont pas sans relations possibles, qu’il s’agira de mettre en vis-à-vis, avec les modalités d’engagement des scientifiques dans leurs spécialités respectives. Il sera fait grand cas, dans cette thématique, des stratégies de visibilisation/invisibilisation des engagements et des savoirs faire et des savoirs dire. Eliasoph montre par exemple comment les attachements de proximité (les clubs, les associations locales) ne montrent pas à l’extérieur leur engagement politique (on ne fait pas de politique) ; alors même qu’en interne, dans les coulisses, les discussions politiques se passent sur des modalités très démocratiques (toute position est entendable).

Le formatage des connaissances

Plusieurs travaux, par exemple ceux de B. Wynne, mettent l’accent sur une épistémologie alternative, de plein air, qui s’adosserait à des positions ou des points de vue d’acteurs arpentant directement les lieux des objets controversés (comme les terrains qui entourent une centrale nucléaire, qui peuvent être perçus différemment par les éleveurs parce qu’ils en ont une certaine pratique). C’est le cas aussi des travaux autour de l’AFM menés au CSI. En situation de concernement, de positionnement en insertion dans un milieu, avec des enjeux directs liés au fait de voir ou non le phénomène controversé de telle ou telle manière, les connaissances prennent une tournure spécifique. Les différentes spécialités répertoriées dans l’univers académique (celles relevant d’un savoir sur, pour reprendre la terminologie de James) ne sont pas pour autant évacuées : elles peuvent être au contraire mobilisées au titre de référence ou à celui de base de données. Toutefois les phénomènes de clôture des controverses qui caractérisent une spécialisation scientifique ne se font pas forcément ici par une exclusion du profane. On peut presque parler ici d’un moratoire disciplinaire, non pas pour des raisons politiques, mais pour des raisons épistémologiques. Le point de vue de l’accointance (le savoir avec, le savoir pour) impose ici une manière spécifique de la mobilisation des connaissances disponibles, de leur accessibilité et de leur connexion. Les êtres de science ou de connaissance ne sont pas détachées de leur insertion dans un milieu ou dans une opérativité locale. Ils sont saisis dans leurs liens avec leur milieu associé (pour reprendre une formule décisive venant de Simondon). Les spécialités sont alors saisies dans leur processus d’individuation plutôt que dans leur individualité, un travail avec les amateurs, plutôt qu’une considération purement statutaire les distinguant radicalement des profanes (statutairement le scientifique se caractérise par le fait qu’il tire un salaire de ses recherches). Il serait utile à ce niveau de montrer que ces tendances repérables dans la dynamique de connaissance profane sont en écho avec ce qui se passe dans certaines régions de la science académique.

Avoir à connaître comme lieu du politique

En s’appuyant sur des travaux comme ceux de S. Jasanoff qui parle d’épistémologie civique, il s’agirait d’avancer sur l’idée que tout travail de connaissance est aussi, ipso facto, un travail de politisation, au sens où il est soumis à la question du cadrage ontologique, du statut de ce qui est en cause, et de la documentarité de la réalité des êtres qui sont sensés occuper la scène d’investigation et d’action. Avoir à connaître est toujours, dans cette mesure là, lié à un faire reconnaître, donc à une mise en forme communicative reconnaissable, transmissible. On ne peut isoler ici, dans une démarche béhavioriste le sujet connaissant : il y a lieu de prendre en compte ce que dit Pierce à propos du langage, qui dit que faute d’une intercompréhension de ce qui est dit, l’énonciateur passe pour isolé, pour fou. Avoir à connaître, de même, est le lieu d’une mise en forme, d’une transmission, d’une mise à l’épreuve dans la communication qui a pour efficacité, non pas d’établir le vrai, mais de donner le connaissable. Il s’agira de montrer que ces scènes d’élaboration et d’attestation des savoirs profanes, dans lesquelles interviennent tout autant du rationnel (les corpus établis des méthodes et des données) que de l’irrationnel (ce que nous mettons dans les passions), peuvent être considérés comme des pré requis ou des pré conditions d’une forme de démocratie cognitive.

Ce programme sera pérennisé par un séminaire de 18 mois, à compter de la fin 2006. Le séminaire comportera une série de séances d’une journée, annoncée à l’avance, qui seront organisées autour d’un auteur. La matinée sera consacrée à une conférence publique (ouverte aux étudiants), suivie d’un premier débat. Elle sera précédée par la mise en circulation d’un ou de plusieurs textes présentant le chercheur invité. L’après midi se tiendra en séance semi fermée, et sera l’occasion d’une mise en discussion contradictoire avec des chercheurs et doctorants plus particulièrement engagés dans la thématique du programme.

Ce programme débouchera également sur la recherche de contrats de recherche et le suivi d’étudiants en thèse, donnant lieu à des articles scientifiques.

Ce programme a d’ores et déjà démarré avec le travail éditorial de Jacques Roux et Florian Charvolin. Jacques Roux a coordonné un ouvrage collectif sur la vigilance et le risque servant notamment à fédérer les recherches menées sur Lyon et Saint-Etienne, notamment au niveau des doctorants, et ouvrant également la recherche sur des pays étrangers comme la Suisse. Florian Charvolin coordonne un livre collectif dont la sortie est prévue au début 2007, sur les sciences citoyennes. Il travaille en étroite collaboration avec Lynn Nyhart de l’Université du Wisconsin aux Etats-Unis. Ce travail est l’occasion de consolider des contacts avec des chercheurs étrangers puisqu’une petite dizaine des contributions sont faites en anglais, et Florian Charvolin se charge de les traduire.